De SOUENET à ASSOUAN
Ce matin là, quand notre bateau se rangea le long du quai, je réalisais soudain que nous étions arrivés dans l'ancien Royaume de Nubie, au pays des pharaons noirs. Cette pensée m'inspirait le plus grand respect pour ce peuple qui a beaucoup souffert. Les nubiens ont payé un très lourd tribu depuis l'antiquité jusqu'à nos jours. Leur pays, d'abord envahit et annexé par les rois de l'Ancien Empire égyptien, est aujourd'hui purement et simplement rayé de la carte, noyé presque entièrement sous les eaux du lac Nasser. Michel Baud (1) donne des précisions sur la dramatique campagne militaire de Snéfrou en Nubie (1er roi de l'Ancien empire et de la IVe dynastie, ca 2 575- 2 551 avant J-C).
De mémoire de dieux et déesses personne ne pouvait dire quand Râ avait nommé Hathor "Dame de Nubie" ! Le dieux des dieux, furieux de la révolte des hommes contre lui, avait envoyé sa fille pour les punir. Celle-ci avait pris l'aspect d'une lionne. Ici je serais très tenté de dire que cet épisode ressemble au début du "Livre de la vache du ciel". Elle avait bataillé dur pour imposer les volontés de son père dans la province. Les prêtres nubiens, témoins de ces moments difficiles, avaient gravé dans la pierre l'image de la déesse arborant sa tête de lionne. Au temple
d'Edfou, Hathor en lionne est coiffée du
disque solaire et de l'Uræus. D'ordinaire, ce rôle était
assigné à Sekhmet la déesse lionne, mais c'est pour obéir à son père qu'elle
avait changé d'aspect pour exécuter ce travail !
Ci-dessous la déesse Sekhmet, règne d'Aménophis III (1391-1353 avant J-C), diorite. Ces statues ne sont pas nubiennes, mais donnent une image de la déesse. C'est elle qui symbolise normalement "l'œil de Râ en fureur".
Musée du Louvre - photo de l'auteur
L'île Éléphantine (Abou) - La cité antique de Souenet (swn.t) signifiant "commerce ou marché" occupait une grande partie de l'une des îles granitiques qui compose la première cataracte du Nil. 3 000 ans avant J-C, c'était la ville frontière entre l'Égypte et le Royaume de Nubie. Les caravanes en provenance de tous les pays d'Afrique et d'Asie s'y croisaient pour négocier leurs précieux chargements : or des mines du ouadi Allaki en Nubie, ivoire, épices, et bien d'autres produits encore. Les archéologues ont mit à jour les vestiges de la citée remontant au Moyen Empire abritée derrière une muraille de briques crues. Hormis les maisons d'habitations, les fouilles ont permis de dégager les emplacements de plusieurs magasins, entrepôts et commerces locaux comme une boulangerie ou un potier compte tenu d'un très beau four ayant pu appartenir à l'une de ces deux corporations. Enfin un sanctuaire dédié à Satis est mis à jour. Les spécialistes le font remonter à la VIe dynastie (2323-2150 avant J-C).
Les ruines du temple de Khnoum ne se visitent pas, et apparemment sont toujours aux mains des archéologues. En 400 avant J-C le temple avait été pillé, incendié et rasé pour des motifs politiques et religieux. Un nouveau temple était reconstruit par la suite avec les restes de l'ancien. C'est la raison pour laquelle on trouve dans les ruines actuelles des pierres ornées de fragments de hiéroglyphes issus de plusieurs dynasties et antérieur à la destruction.
Il est impossible ici de parler de triade d'Éléphantine. Khnoum (Hnwm) est le dieu primordial, seigneur de la cité et maître des crues bienfaisantes. Dans cette tâche, il est assisté de Hâpy, dieu gardien de la source du Nil. Interrogé sur sa situation exacte, la réponse ne fut comprise par personne ! Pour les égyptiens, elle se situait dans une grotte non loin de Souenet, mais le mystère resta entier ! Khnoum est représenté généralement sous la forme d'un bélier ou d'un homme à tête de bélier tenant la croix de Ânkh signifiant "vie" en hiéroglyphes. Il a deux compagnes Satet (Stt) ou Satis et Anouket (Nkt) ou Anoukis. Cette dernière est la déesse de l'île de Séhel non loin de là. L'une de ses fonctions est de présider aux inondations. Elle est représentée coiffée de hautes plumes. Dessin Wikipédia
Anouket ou Anoukis
Musée du Louvre - photo de l'auteur
Satet provenant du sanctuaire de la déesse à Éléphantine - règne d'Hatchepsout-Thoutmosis III (1479-1425 avant J-C) XVIIIe dynastie. Comme ci-dessous, elle est généralement représentée coiffée de cornes d'antilope et de la couronne blanche de la Haute Égypte.
Musée du Louvre - photo de l'auteur
Bas relief du sanctuaire de la déesse Satet - règne d'Hatchepsout-Thoutmosis III (1479-1425 avant J-C) - XVIIIe dynastie.
Musée du Louvre - photo de l'auteur
Naos en granite du temple d'Éléphantine. Il abritait la statue de la déesse Satet - règne de Pépi 1er (vers 2 300 avant J-C) - VIe dynastie.
Musée du Louvre - photo de l'auteur
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Le tour de la terre - L'île abrite le célèbre puits d'Ératosthène datant de 240 avant J-C. Géographe, mathématicien, astronome et philosophe grec, né vers 276 à Syène (Libye) et décédé à l'âge de 82 ans à Alexandrie, il a été l'un des plus brillants cerveaux de l'École d'Alexandrie. A la demande de Ptolémée III Evergète (246-222 avant J-C), il est nommé à la tête de la grande bibliothèque d'Alexandrie, et précepteur du fils de pharaon le futur Ptolémée
IV Philopatôr (240-222-205 avant J-C). Il n'abandonne pas pour autant ses travaux scientifiques. Pour l'une de ses expériences, son choix se porta sur Éléphantine, cité proche du tropique du Cancer, où se trouve un puits. Le jour du solstice d'été à midi, le soleil est à son zénith et parfaitement à la verticale de la terre. Le résultat est étonnant, le puits est inondé de lumière. Le même jour à la même heure à Alexandrie, il ne pouvait pas observer la même chose. Un bâton d'une longueur défini planté verticalement générait une ombre. Dessin Wikipédia
Pour avoir la suite de cette passionnante histoire, et une démonstration claire, voir l'excellent article du site Futura-Sciences : http://www.futura-sciences.com/fr/doc/t/astronomie-1/d/la-mesure-de-la-terre-par-eratosthene_151/c3/221/p1/
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Division administrative de l'Égypte pharaonique
- Nome n°1 de la Haute Égypte (2)
- Nom de la nome : "Nome du Pays de Nubie" ou "Nome du Pays de l'arc"
- Nom égyptien translittéré : t3-stj
- Métropole à l'époque lagide : Éléphantine
- Nom grec : Syène
- Nom actuel : Assouan
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Assouan (Snou) - Avec l'activité croissante de l'île, Souenet devenait trop petite. Une "ville nouvelle" (déjà à l'époque ! ) sortait de terre sur la rive droite du Nil. Tout d'abord appelée Syène (en grec), son nom définitif devenait Assouan (en arabe) quelques siècles après J-C.
Hâpy dieu du Nil, secondé par quatre millénaires de rois et pharaons, puis un peu plus de XVIII siècles de peuples de religions différentes avaient coexisté avec le fleuve et su tirer parti de ses bienfaits. Les hommes du XXe siècle en ont décidé autrement.
Le premier barrage est construit entre 1898 et 1902 en amont d'Assouan à hauteur de la sixième cataracte. Déjà à l'époque, il devait être le remède à tous les maux du pays. Il faut croire que non puisqu'il fallut rehausser deux fois l'ouvrage (1907-1912 et 1929-1934). Alors que le sauvetage des temples de Nubie ne semblait plus préoccuper personne, Gaston Maspero, successeur d'Auguste Mariette, aidé par plusieurs sommités de l'époque, mena une campagne acharnée pour la préservation de ce patrimoine inestimable. En attendant, le temple de Philae était au trois quart sous les eaux pendant huit mois de l'année, et d'autres merveilles avait déjà les pieds dans l'eau.
Le deuxième barrage appelé Assad al-Ali construit dans les années 60 devait initialement faire passer l'Égypte dans l'ère moderne. Les prévisions étaient alléchantes : régulation du débit des eaux, accroissement de plus de 25% de productivité agricole, et plusieurs milliards de kWh réduisant la dépendance électrique du pays. Quelques chiffres illustrent le gigantisme de l'ouvrage : 3 830 mètres de long, 111 mètres de hauteur, 980 mètres d'épaisseur à la base et 40 mètres au sommet. Durant sa construction, 30 000 personnes se relayent nuit et jour. Deux cent d'entre eux y laissent la vie. Le coût de l'ensemble se monte à un peu plus d'un milliard d'euros financé en grande partie par l'ancienne URSS. L'ouvrage voulu par Gabal Abdel Nasser est inauguré par Anouar el Sadate le 15 janvier 1971.
Cette réalisation va susciter de vives polémiques quand aux bienfaits qu'il apporte par rapport aux dégâts qu'il provoque. Certains n'hésitent pas à parler d'un désastre écologique. Je conseille vivement le remarquable article de Claire König sur le site de Futura-Sciences qui traite de ce sujet : http://www.futura-sciences.com/fr/doc/t/developpement-durable/d/geopolitique-et-guerre-de-leau_622/c3/221/p4/
Je ne suis pas certain que les dieux de l'Égypte, dans leur infinie sagesse, approuvent tous ces changements !
La majorité des "déracinés" du lac Nasser et leurs descendants avaient grossi la population d'Assouan. A l'époque, devant l'urgence, grâce à l'aide de l'UNESCO et de plusieurs pays, un peu plus d'une vingtaine de merveilles ont pu être sauvées des eaux dont les 2 temples d'Abu Simbel et de Philae (voir articles dans ce blog). Combien de souvenirs nubiens et égyptiens sont-ils encore sous les eaux du lac Nasser ? Les archéologues de l'époque ont-ils eu le temps de faire toutes les fouilles nécessaires ? Voir l'article sur Christiane Desroches Noblecourt qui fut l'élément moteur de ce sauvetage : http://fr.wikipedia.org/wiki/Christiane_Desroches_Noblecourt
L'obélisque inachevé - Long d'une quarantaine de mètres, il aurait été délaissé suite à une cassure. Le 2 décembre 2009, l'excellente émission de France 3 "Des racines & des ailes" nous a fait passé une soirée exceptionnelle avec "Le secret des Pharaons bâtisseurs". Dans ce numéro, les spécialistes ont dévoilé la technique de construction des obélisques avec des boules de dolérites. J'encourage vivement les passionnés comme moi à demander le DVD de l'émission à la boutique France Télévision.
La nécropole - La colline de Qubbat el-Hawa est la nécropole des gouverneurs, des nobles et leurs familles. Parmi les 80 tombes environ, l'une d'entre elles est occupée par Sarenpout II qui était gouverneur d'Éléphantine sous Amenemhat II (1 932-1 898 avant J-C), IIIe pharaon de la XIIe dynastie. Les deux rampes d'accès très abruptes sont des voies processionnelles qui relient la rivière aux tombes. La guide nous informe que la visite des tombes n'est pas prévue au programme. Il faudra revenir voir toutes ces merveilles.
A l'arrière plan sur la photo, le mausolée de Mohammed Shah Aga Khan III (1877-1957), 48ème Imam des Ismaéliens, et de sa 4ème et dernière épouse Yvette Labrousse, ancienne miss France 1930. Le mausolée ne se visite pas.
Au premier plan, le monastère Saint-Siméon est l'un des plus grands d'Égypte. Commencé au VIe siècle, Il est régulièrement assiégé, et pour finir partiellement détruit par Saladin. Il est abandonné au XIIIe siècle. On y trouve quelques peintures coptes. L'édifice religieux est sur le village de Deir Amba Samaan, sur la rive gauche du Nil.
Promenade en Felouque
Ce jour là, la lumière changea brutalement en cours d'après-midi. Je n'ai jamais vu ce phénomène. Je me précipitais sur mon appareil photo.
Nous avons commencé cet article par un hommage aux Nubiens. Nous le terminerons par cette vue d'un village de Nubie entre dunes de sable et bord du Nil, sympathique et accueillant à l'image de ses habitants.
(1) Michel Baud, docteur en égyptologie, responsable de la section Nubie-Soudan au département des Antiquités égyptiennes du Louvre. Voir son livre "Djéser et la IIIe dynastie" chez Pygmalion, page 252 et suivantes
(2) Nome = terme grec masculin signifiant district
EN PERPÉTUELLE CONSTRUCTION !